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mardi 15 juillet 2014

A Malte, une langue inscrite dans l’histoire. par Martine Vanhove, octobre 2007


A Malte, une langue inscrite dans l’histoire

par Martine Vanhove, octobre 2007




Méconnue, la langue maltaise porte les traces de l’histoire mouvementée de l’archipel, entre dominations arabe, italienne et anglaise. Depuis 2004, elle est l’une des vingt-trois langues officielles de l’Union européenne.



La présence phénicienne est attestée sur l’archipel maltais vers 800 avant notre ère. C’est d’ailleurs dans ces îles méditerranéennes que fut découverte l’inscription bilingue en grec et en phénicien qui permit de déchiffrer le phénicien. Il est donc probable que cette langue y fut parlée au moins jusqu’à l’arrivée des Grecs, deux cents ans plus tard. Ceux-ci furent supplantés par Carthage du Ve siècle av. J.-C. à 218 av. J.-C., avant que Rome n’assure sa domination (de 218 av. J.-C. à 870).

Malgré une présence d’un millénaire, les historiens doutent que Malte ait été entièrement romanisée. L’argument le plus souvent avancé repose sur le récit par saint Luc du naufrage de saint Paul à Malte aux alentours de l’an 60 (Actes des apôtres, chapitre XXVIII, I) : les habitants de l’île y sont qualifiés de « barbares », terme alors réservé aux peuples qui ne parlaient pas le latin. Parlent-ils grec, punique, voire encore phénicien, et peut-être aussi, pour certains du moins, latin, lorsque, en 870, les troupes musulmanes venues de Sicile débarquent dans l’archipel ? La seule certitude est que, en 1090, lorsque Roger de Hauteville, comte de Sicile, reconquiert Malte pour la chrétienté, les Maltais parlent une variété d’arabe.

Aujourd’hui encore, c’est une forme très évoluée d’arabe maghrébin, devenu le maltais, qui est la langue maternelle des quatre cent mille habitants de l’archipel. Les changements politiques et religieux qui suivirent la reconquête chrétienne n’y ont rien changé.

Deux faits curieux intriguent les spécialistes. D’une part, l’absence de vestiges archéologiques de la période arabe, les plus anciennes traces remontant à l’époque où les Normands avaient déjà repris l’archipel aux musulmans. D’autre part, en dehors du nom des deux îles principales, Malte et Gozo, l’absence de tout toponyme qui remonterait à une période antérieure à l’émergence de l’arabe. Il est bien connu que les conquêtes et invasions ayant conduit à l’instauration d’une nouvelle langue n’entraînent pas la disparition de toute trace de l’ancienne. Ainsi, la disparition du celte au profit du latin, après la conquête romaine de la Gaule, et l’adoption du latin par les Gaulois n’ont pas effacé les toponymes celtes en France. Pourquoi donc Malte a-t-elle échappé à cette règle ?
Massacres et déportations




Un géographe arabe du XVe siècle, al-Himyarî, reprenant vraisemblablement des œuvres disparues d’un autre géographe arabe contemporain de la fin de la domination musulmane (1), al-Bakrî (1020-1094), mentionne que les îles furent vidées de leur population à la suite de la conquête arabe et repeuplées par les musulmans et leurs esclaves chrétiens venus de Sicile à partir de 1048-1049 seulement. Il n’est pas exclu que quelques occupants aient tout de même échappé aux possibles massacres ou déportations. Si cela était confirmé, cela signifierait que les musulmans auraient régné sans partage sur l’archipel pendant quarante-deux ans seulement (1048-1090). L’éventuel dépeuplement des îles maltaises expliquerait donc les deux énigmes, archéologique et linguistique.
Aujourd’hui, la langue maltaise frappe par le singulier mélange qu’elle constitue : grammaire, mots et sonorités à l’évidence arabes, mais aussi siciliens, italiens et même anglais. Pour comprendre comment et pourquoi le maltais a évolué comme il l’a fait, il est indispensable de le resituer dans son contexte socio-historique.

Tout au long du Moyen Age, jusqu’à l’installation, en 1530, des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, Malte passe successivement sous la coupe des Normands, des Souabes, des Angevins, des Aragonais, puis des Castillans, avant de tomber sous celle du royaume de Sicile aux XIVe et XVe siècles. Centre géographique de la Méditerranée, offrant des ports naturels abrités, l’archipel est aussi au centre des rivalités entre musulmans et chrétiens. C’est un important carrefour commercial, un passage quasi obligé sur la route de la soie et une plaque tournante de la piraterie, avec son lot de razzias et d’esclavage. La démographie du haut Moyen Age se caractérise par la présence encore majoritaire des musulmans.

En 1249, l’empereur Frédéric II expulse les derniers musulmans. Il est probable que beaucoup se convertirent alors au christianisme. C’est aussi à cette époque que s’installent progressivement un petit nombre d’Italiens, rapidement assimilés : marchands pisans, génois (et aussi catalans), travailleurs siciliens et italiens. Au XIIe siècle, de nombreux esclaves musulmans sont emmenés à Malte après la chute de Tripoli. A partir du siècle suivant, l’archipel est pleinement intégré dans le monde socio-économique sicilien et aragonais.

Toutefois, en dehors de l’installation de familles régnantes venues de Sicile et d’Aragon, les mouvements migratoires sont surtout rythmés par les razzias et les déportations : en 1224, après une révolte, la population de Celano, dans les Abruzzes, est déportée à Malte ; tout au long des XIVe et XVe siècles, les razzias maures sont fréquentes et, en 1429, l’une d’entre elles se solde par la perte de 10 % de la population. De leur côté, les pirates maltais et chrétiens continuent de réduire en esclavage des musulmans.

Le maltais étant encore une langue orale, en dehors des toponymes et des patronymes retrouvés dans les actes notariaux, on n’a que très peu de traces de la langue du Moyen Age. Ce sont le latin, d’abord, le sicilien, ensuite, qui servent de langues écrites et administratives.

En 1530, l’empereur Charles Quint fait don de l’archipel à l’ordre guerrier et hospitalier des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Les chevaliers, en majorité français, espagnols et italiens, s’installent avec leurs serviteurs, leurs soldats, ainsi qu’avec des Rhodiens. La population quintuple en presque trois siècles de présence et passe de vingt mille à cent mille habitants, par accroissement naturel, mais aussi grâce aux migrants. La construction de la cité-forteresse de La Valette, après le grand siège par les Turcs en 1565, provoquera un afflux de travailleurs, venus vraisemblablement de la Sicile voisine.

Toutefois des raids dévastateurs des corsaires se poursuivent encore au XVIe siècle : en 1551, toute la population de Gozo est massacrée ou emmenée en esclavage par le célèbre pirate Dragut. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont eux aussi marqués par l’intense rivalité entre corsaires musulmans et maltais (au service tant de l’Ordre que de la bourgeoisie maltaise). Au début du XVIIIe siècle, Malte comptait encore dix mille esclaves tunisiens et algériens. La seconde moitié du XVIIe siècle voit le déclin du pouvoir espagnol et la montée d’une forte influence française au travers du commerce maritime. Les conditions d’un mélange linguistique plus intense que précédemment sont réunies. Avec une dimension supplémentaire : l’italien toscan est désormais la langue de la cour de justice, des notaires et de l’administration.

C’est aussi en italien que les intellectuels maltais s’expriment du XVIIe au début du XXe siècle, même si, au XIXe siècle, commence à se développer une littérature en langue maltaise. L’italien fut jusqu’au XIXe siècle la langue d’enseignement et celle des couches cultivées. Même si l’on peut soupçonner que l’influence du sicilien et de l’italien fut moindre sur le parler des Gozitains et des paysans analphabètes que sur celui des citadins, des liens étroits avec la Sicile ont continué sous la domination des chevaliers, et des administrateurs, commerçants, artisans, marins et pêcheurs parlant le sicilien et l’italien ont afflué dans les îles maltaises.
Des néologismes issus de l’arabe

Il ne faudrait cependant pas négliger, bien qu’il soit difficile à évaluer, le rôle conservateur de la présence de nombreux esclaves musulmans arabophones sur l’île. Le grammairien Mikiel Anton Vassalli écrivait ainsi, à propos du dialecte de La Valette et des bourgs voisins, que l’influence de l’arabe y était assez nette, à cause, supposait-il, du grand nombre de prisonniers musulmans. On sait aussi que l’arabe classique fut enseigné à Malte dès 1632, d’abord dans les ordres religieux à des fins prosélytes, puis, pendant la période britannique, dans le système universitaire et scolaire, avec des succès inégaux (2). La vie intellectuelle maltaise fut par ailleurs, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, fortement marquée par une tendance, dite « sémitisante », qui conduisit à la création de nombreux néologismes tirés de l’arabe, aujourd’hui devenus incompréhensibles.

Si l’influence de l’italien se poursuit du temps des Britanniques, qui encouragent au XIXe siècle l’émigration des exilés politiques italiens, elle s’accompagne d’une double montée en puissance : celle du maltais et celle de l’anglais. Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, des initiatives individuelles de savants locaux font faire au maltais ses premiers pas vers un statut de langue littéraire. Les tentatives sérieuses de description et de standardisation apparaissent avec les travaux de Soldanis puis de Vassalli, parus entre 1770 et 1798. Tous deux s’efforcèrent aussi, mais sans succès, d’imposer une orthographe unifiée et un enseignement du maltais dans les écoles. Vassalli rencontra tout de même un écho favorable auprès du colonisateur britannique et fut le premier titulaire de la chaire universitaire de maltais instaurée en 1825.

La volonté de certains Maltais de faire accéder leur langue maternelle à une reconnaissance sociale, animée par les idéaux de la Révolution française, s’est trouvée, plus tard, à la fois confortée et fragilisée par l’irrédentisme italien. Confortée, car le sentiment nationaliste et anticolonialiste de certains les conduisit à militer en faveur de l’enseignement du maltais. Fragilisée, car d’autres, tout aussi nationalistes et anticolonialistes, mettaient en avant leur sentiment d’appartenance à la sphère culturelle et politique italienne, et non un attachement, jugé ridicule, à une langue maternelle non écrite et, de ce fait, déconsidérée.

La résistance d’une partie importante des Maltais à l’introduction de l’anglais et du maltais à l’école sera très vive pendant plus d’un siècle. Entretenue au départ par l’Eglise catholique, qui redoutait une manœuvre du prosélytisme protestant, cette opposition avait essentiellement un fondement économique : juristes, notaires, commerçants, élite italophone s’opposaient à l’émergence d’une politique linguistique volontariste qui risquait de remettre en cause leur suprématie intellectuelle et économique. L’introduction du maltais ou de l’anglais aurait en effet ouvert au plus grand nombre l’accession à leurs professions. Ils rencontraient un écho favorable auprès de la population analphabète de l’archipel et, plus d’une fois, ils réussirent à mobiliser l’opinion par des pétitions et par des manifestations, dont la plus impressionnante rassembla, en 1901, un cinquième des habitants (3).

De leur côté, les Britanniques pensaient mieux implanter leur pouvoir politique et détacher Malte de la sphère d’influence italienne en imposant l’anglais dans les administrations et les écoles. Les revendications en faveur du maltais servaient leurs ambitions, car ses partisans étaient hostiles à l’impérialisme linguistique de l’italien sans être réfractaires à l’introduction de l’anglais, dont les Britanniques avaient su faire un instrument de promotion sociale qui sapait l’ancien monopole économique de la bourgeoisie locale, très italophile.
Londres s’impose

Tant la montée du fascisme que la résurgence des revendications italiennes sur Malte, soutenues par une partie des Maltais antibritanniques, finirent par conduire Londres à imposer des mesures radicales : suppression de l’italien comme langue officielle et administrative, adoption du maltais et de l’anglais comme langues officielles en 1933, adoption en 1934 d’un alphabet officiel maltais en caractères latins, mis au point par l’Union des écrivains maltais dix ans plus tôt, enseignement obligatoire du maltais à l’école la même année.

A l’indépendance, le 21 septembre 1964, le maltais devient, avec l’anglais, la langue officielle de la jeune république dont la capitale est la Valette, mais il en est la seule langue nationale. Le 1er mai 2004, le maltais est aussi devenu, non sans d’âpres résistances internes, l’une des langues officielles de l’Union européenne. Aujourd’hui, les Maltais sont presque tous bilingues maltais-anglais, et très souvent aussi, malgré un déclin certain de l’italien, trilingues maltais-anglais-italien. Si l’influence de l’anglais sur le maltais se fait grandissante, elle n’empêche pas la langue de continuer à vivre, ni la littérature écrite en maltais de continuer à fleurir.


Martine Vanhove
Directrice de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Enseigne le maltais à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).


NOTES :

(1) Ibn Abd al-Mun’im al-Himyarî, Kitâb ar-rawd al-mi’tar fî habar al-aktâr,dictionnaire géographique du XVe siècle publié à Beyrouth en 1975. Cf. Joseph Brincat, Malta 870-1054. Al-Himyarî’s Account, Said International, Malte, 1995.


(2) Dionisius Agius, The Study of Arabic in Malta. 1632 to 1915, Peeters, Louvain, 1990.


(3) David R. Marshall, History of the Maltese Language in Local Education, Malta University Press, La Valette, 1971.

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