Nombre total de pages vues

mardi 4 novembre 2014

LES BASES MAGIQUES DE L’ART PRÉHISTORIQUE


LES BASES MAGIQUES DE L’ART PRÉHISTORIQUE.

Comte Henri de Begouen.




Après avoir exposé sommairement en quoi consiste l'art préhistorique pariétal : fresques d'Altamira et de Niaux, gravures des Combarelles et des Trois Frères, sculptures en pierre du Cap Blanc et modelages d'argile du Tuc d'Audoubert et de Montespan, le prof. Bégouën recherche quelles ont pu être les raisons d'être et les bases de ces manifestations artistiques. Ont-elles été produites uniquement pour la satisfaction de l'esprit, ainsi que cela a lieu de nos jours et c'est ce qu'on appelle l’art pour l'art ou bien faut-il leur chercher un autre motif et lui donner une base magique, c'est-à-dire utilitaire. C'est cette dernière théorie qu'après Lang, Reinach, Cartailhac et autres savants, M. Bégouën développe dans cet article. C'est en somme la thèse de l'envoûtement, basée sur la croyance à l'existence pour chaque être ou objet, d'un double, chose Imprécise et immatérielle, comme l'ombre ou l'image, mais en un don tellement intime avec l'objet que celui-ci ressent tout ce qui affecte son double. A noter que cette croyance a persisté à travers l’antiquité et le moyen âge, jusqu'à nos jours. Une atmosphère de mystère est nécessaire pour ces actions, d'où le choix dans les grottes obscures, difficiles, profondes, de recoins reculés et de parois en quelque sorte consacrées, où s'emmêlent les dessins parfois d'une manière inextricable. Des flèches, des blessures ou des mutilations soulignent souvent ce que M. Bégouën appelle la magie de la chasse ou de la destruction. Mais il est un autre ordre d'idées pour lequel la magie intervient également; c'est pour augmenter le nombre des animaux à chasser, c'est à quoi l'auteur donne le nom de magie de la fécondité ou de la reproduction et il donne de l'une et de l'autre de curieux exemples.


I

Lorsque on fit les premières découvertes d’art préhistorique dans les grottes et abris sous roche, ce fut naturellement les plus grandes peintures et sculptures qui furent remarquées : le plafond d’Altamira, la frise des mammouths et des bisons de Font-de-Gaumes, les chevaux sculptés du Cap-Blanc. On fut frappé non seulement par la perfection de la technique que révélait ces œuvres d’art, mais encore par leur ampleur et, il faut bien le dire, par le véritable sens décoratif dont les artistes préhistoriques avaient fait preuve en les exécutant. On s’extasia sur leur goût artistique et, jugeant d’après notre mentalité de civilisés, on pensa que les hommes de l’âge du renne éprouvaient comme nous une véritable jouissance intellectuelle en regardant les œuvres d’art et que par conséquent c’était simplement pour le plaisir des yeux qu’ils avaient exécuté ces peintures, gravures et sculptures. C’est la théorie de « l’art pour l’art ». Un éminent paléontologue écrivait dans un manuel, en parlant des hommes préhistoriques : « Ils charmaient les loisirs de leurs longues nuits d’hiver en ornant et décorant les parois de leurs cavernes ».

Mais à mesure que les découvertes se multipliaient, cette théorie trop simpliste était battue en brèche. Ce n’étaient pas seulement de vastes frises sur de larges panneaux qu’on découvrait, mais de petits animaux, gravés ou peints, dans des recoins reculés et presque inaccessibles, des couloirs bas et étroits, où il faut se mettre à plat-ventre pour déchiffrer avec peine, sur les parois, une fine gravure [p. 203] qu’une lumière frisante ne laisse voir qu’à une seule personne. Il ne pouvait vraiment être question d’art décoratif sans parler de la difficulté primordiale de l’éclairage dans ces grottes obscures. Il faut trouver un autre mobile à la création de ces œuvres d’art préhistoriques.

Ce fut un Anglais, Lang, qui, le premier, se basant sur des données ethnographiques soutint que cet art était non pas désintéressé, mais utilitaire, et qu’il avait une raison d’être magique. En France, Salomon Reinach s’empara de cette idée et la développa en collaboration avec Cartailhac, Capitan, Breuil, et quelques autres savants préhistoriens. Je dois dire qu’à mesure que les découvertes se multipliaient, plus s’accumulaient les preuves du bien fondé de cette théorie.

Voyons d’abord en quoi consiste cet art préhistorique. La première découverte fut faite en Espagne dans les Pyrénées Cantabriques, près de la pittoresque petite ville de Santillana, par la petite fille d’un gentilhomme espagnol, M. de Sautuola, qui fouillait dans la caverne d’Altamira. Alors que l’attention du savant se concentrait sur le sol d’où il retirait des silex et ossements, la fillette, regardant autour d’elle, fit remarquer à son père que des « taureaux rouges et noirs » étaient peints sur le plafond. Longtemps les savants se refusèrent à admettre l’authenticité de ces peintures. Il fallut qu’à la suite de découvertes du même genre effectuées dans les grottes françaises de Marsoulas, de La Mouthe et de Font-de-Gaumes, Cartailhac, étant allé se rendre compte sur place, publiât dans « l’Anthropologie » un article sensationnel, intitulé : Mea culpa d’un sceptique pour que la caverne d’Altamira prenne le premier rang dans la liste, longue maintenant, des cavernes préhistoriques ornées. Du premier coup on avait découvert ce qu’on a appelé avec juste raison la « Chapelle Sixtine de la Préhistoire ». Sur une superficie de plus de quarante mètres carrés, tout le plafond irrégulier de la grande salle est recouvert de peintures polychromes représentant surtout des bisons. Chaque animal est inscrit dans une bosse de la pierre, et pour faire entrer l’animal tout entier dans ces saillies de la roche, la tête est tantôt retournée, tantôt abaissée, tandis que les pattes sont ramenées sous le corps, le tout avec un sens des proportions et une habileté vraiment admirables.

J’ai dit que ces animaux sont polychromes ; ils sont en partie rouges, en partie noirs, en partie bruns. Le rouge a été obtenu par de l’ocre broyé, probablement dans de la graisse ou de la moelle ; le noir par des sels de manganèse, et le brun par le mélange de ces deux couleurs. Cette polychromie est assez rare, dans les autres grottes espagnoles, découvertes depuis lors en assez grand nombre dans ces régions. Les animaux sont généralement d’une seule teinte, plate, ou bien dessinés simplement en contours de couleur, le noir [p. 204] dominant. Dans les grottes françaises, Font-de-Gaume présente quelques animaux rouges et noirs, Marsoulas également, et dans la dernière grotte découverte par mon disciple Norbert Casteret dans les Pyrénées à Labastide, un grand cheval de près de deux mètres a le corps rouge, l’encolure, la tête et les pattes noires et le ventre plus clair. Mais à Niaux, dans l’Ariège, qui présente la série peut-être la plus remarquable comme réalisme, les animaux sont simplement représentés en silhouettes noires, mais ils sont pleins de vie; un petit cheval barbu, l’œil malin, le cou tendu, est digne de nos meilleurs animaliers.

Mais la peinture n’était pas le seul moyen de la figuration employé par les hommes de l’âge du renne, ils se servaient aussi de la peinture et de la sculpture. Presque tous les animaux peints avaient été au préalable dessinés au burin de silex, et l’on retrouve facilement le croquis sous la couleur. Mais parfois aussi dans certaines grottes, comme aux Combarelles, et aux Trois Frères, la gravure seule est employée. Nous en relevons tous les stades, depuis le simple grattage de la surface jusqu’à l’incision profonde de la roche, allant du simple trait, mesurant un millimètre à peine de largeur ou profondeur jusqu’au relief de plus en plus prononcé, aboutissant enfin à la sculpture, comme dans la frise découverte au Roc, en Charente, par le docteur Henri Martin, et surtout dans l’admirable série des chevaux du Cap Blanc, où des animaux de plus de deux mètres ont été taillés en plein roc avec une maestria qui fait songer au Parthénon.

Grotte de Tuc d’Audubert. Sculpture de bisons.

Enfin le modelage n’était pas inconnu à cette époque. Nous avons eu la bonne fortune, mes fils et moi, de découvrir dans la caverne du Tuc d’ Audoubert, en Ariège, deux statues en argile de 65 cm. de longueur chacune, représentant un bison suivant une femelle.
Dans la grotte de Montespan et dans celle de Bedeilhac (Ariège), on a trouvé d’autres modelages d’animaux, ours, félins, bisons, qui sans avoir la tenue artistique des premiers, montrent toutefois que le modelage était un procédé usuel à cette époque. Si peu d’exemplaires nous en sont parvenus, c’est que la matière en était essentiellement fragile. Il a fallu en effet des conditions exceptionnelles, telles que la fermeture de ces grottes par des causes diverses, pour que ces différents spécimens parviennent intacts jusqu’à nous.

A côté de l’intérêt purement artistique que prennent ces œuvres d’art, il serait injuste de passer sous silence leur intérêt scientifique au point de vue zoologique. En effet, un des points les plus caractéristiques de ces représentations est leur réalisme. On voit que les artistes de ces temps lointains connaissaient admirablement les allures caractéristiques des animaux qu’ils représentaient; et c’est d’autant plus admirable qu’ils dessinaient de mémoire, dans l’obscurité du fond des grottes, sans avoir le modèle devant les yeux. Il faut [p. 205] vraiment qu’ayant guetté ce gibier de longues heures à l’affût, son image soit en quelque sorte photographiée sur leur rétine, pour pouvoir, après, la reproduire avec tant de fidélité. Dans la seule caverne des Trois Frères, parmi les 600 dessins relevés par l’abbé Breuil, 14 espèces animales sont figurées, nous donnant des renseignements confirmant et complétant parfois ce que nous avaient appris les ossements recueillis. Dans les dessins des mammouths de Font-de-Gaume et de Cabrerets, on a relevé des particularités anatomiques que les mammouths congelés du nord de la Sibérie ont confirmées. Une gravure de félin des Trois Frères a tranché la question de savoir si le « felis spelaea » était un lion ou un tigre. La touffe de poils, nettement indiquée au bout de la queue, l’a classé avec les lions. Quant aux chevaux, il a été facile de rapprocher leur type de ceux des races sauvages actuelles.

Après cet exposé rapide des principaux monuments de l’art rupestre préhistorique, dont j’ai essayé de faire ressortir tout d’abord la valeur artistique indiscutable, on serait tenté, de penser qu’ils avaient raison, les premiers auteurs qui disaient que c’était pour satisfaire à leurs goûts artistiques que les hommes de l’âge de la pierre gravaient, peignaient, sculptaient dans leurs sombres repaires. Ceux d’ailleurs qui se contentent de feuilleter et de regarder les admirables publications éditées par l’Institut de Paléontologie Humaine aux frais du Prince de Monaco, le penseront sans doute aussi. En présence de ces belles reproductions faites par Breuil, de ces photographies fidèles, des descriptions faites par Capitan, Peyrony, Obermaier, etc., on serait tenté d’être du même avis.

Mais quittons bibliothèques et cabinets de travail, abandonnons l’érudition livresque, pour pénétrer dans les sanctuaires même de l’art, dans les grottes et les cavernes. Alors les conditions matérielles et physiques dans lesquelles nous serons, modifieront notre manière de voir. Nous abandonnerons notre mentalité de civilisés et tâcherons de nous mettre, autant que possible, dans l’état d’esprit de ceux qui, il y a des millénaires, exécutèrent ces œuvres d’art. Rien ne vaut pour cela de vivre de longues heures, seul ou à peu près, dans l’obscurité et la solitude d’une caverne. Votre lampe, quoique meilleure que le pauvre lumignon dont se servait le magdalénien, n’éclaire qu’une petite partie de rocher, mais projette tout autour des ombres qui peuvent prendre des aspects fantastiques. Le silence est absolu. Seules quelques gouttes d’eau tombent parfois des voûtes et réveillent des échos ; tout mouvement et toute vie ont cessé, si loin de l’entrée; car, et c’est un point sur lequel il faut insister, d’une manière générale ces œuvres d’art sont très loin de l’entrée. Si Altamira semble faire exception, il ne faut pas oublier que la galerie d’accès est éboulée sur une longueur de plus de cinquante mètres, ce qui recule d’autant la grande salle. Les peintures de Niaux sont à 800 mètres [p. 206] de l’entrée, le sanctuaire des Trois Frères, ainsi nommé parce que c’est dans cette salle que sont concentrés la plupart des dessins, est à 500 mètres à l’intérieur, au Tuc d’Audoubert les bisons d’argile à près de 700 mètres. De même dans les grottes de la Dordogne et de l’Espagne. Bien plus, pour arriver aux endroits décorés, même dans les grottes d’accès facile comme à Niaux, il faut toujours passer par un étranglement, parfois pénible, comme la « Chattière » au Tuc d’Audoubert, à Font-de-Gaume il y a le « Rubicon « .

Certainement une idée de mystère a déterminé le choix de l’emplacement des œuvres d’art. Elles n’étaient pas faites pour le public, mais pour être vues par des initiés seulement.

C’est ce qu’avait supposé Lang, Reinach, et les savants dont j’ai parlé au début de cette causerie. L’ethnographie venait d’ailleurs sur ce point d’apporter des arguments assez probants.

Les peuples primitifs croient à l’existence d’un « double « pour toute chose, non seulement pour les êtres vivants, mais même souvent pour les objets inanimés. Les psychologues et les sociologues, les Lévy-Brulh, les Berkheim, les Bergson, et d’autres, ont étudié avec soin cette croyance qui d’ailleurs se retrouve plus ou moins latente et inconsciente chez bien des civilisés.

En quoi consiste ce « double » ? C’est une chose immatérielle et par conséquent bien difficile à définir. Du reste tout le monde n’est pas d’accord là-dessus, surtout — et cela complique la chose — ceux qui y croient. C’est l’image, c’est l’ombre, c’est l’âme, si le mot n’était pas bien solennel pour quelque chose d’aussi imprécis. Quoiqu’il en soit, bien des peuples sont persuadés qu’une liaison invisible, mais d’autant plus forte, rattache le « double » à l’objet lui-même et que tout ce qui porte préjudice à ce « double » est ressenti également par l’objet. Pour certains sauvages, il ne faut pas traverser l’ombre d’un homme, cela lui porterait malheur. La croyance que celui qui possède un portrait a, en quelque sorte, un pouvoir sur l’individu représenté, est excessivement répandue, les exemples en abondent. Catlin raconte toute la peine qu’il eut à dessiner quelques Indiens peaux-rouges. Tous les récits des explorateurs sont remplis de faits analogues. Tout le monde sait que les Arabes, autrefois surtout, se refusaient obstinément à se laisser photographier, et que des incidents ont été causés par des touristes qui voulaient passer outre à cette croyance.

Mon éminent ami, le professeur Pittard, m’a raconté qu’il avait voulu, un jour dans les Balkans, photographier un montreur d’ours. Ce tzigane s’y était énergiquement opposé. « Je ne veux pas que tu me prennes mon âme », ne cessait-il de répéter; et comme l’ours, démuselé, menaçait d’intervenir, Pittard dut battre en retraite.

Cette croyance au « double » date d’ailleurs de loin. Nous allons la faire remonter jusqu’au temps de la préhistoire, mais historiquement, [p. 207] les exemples sont fréquents. En Egypte nous en avons non seulement des traces sur les parois des tombeaux, mais les papyrus nous ont conservé de véritables manuels d’envoûtement. Les auteurs latins, surtout ceux du bas-empire, DOM fournissent des exemples fort intéressants, Petrone en particulier dans son Satyricon.

Et enfin, lorsque nous arrivons la civilisation chrétienne, cette idée de magie a-t-elle si complètement disparu! Tout le moyen âge en est rempli. On connaît, les nombreux procès de sorcellerie qui eurent lieu alors. Je n’en citerai qu’un, lequel d’ailleurs reste entièrement dans mon sujet et illustrera ce que je dirai tout à l’heure.

C’était, au temps des papes d’Avignon. L’évêque de Cahors estimait avoir à se plaindre de Jean XXII, qui était son compatriote, et de son neveu, le Cardinal d’Avignon. Pour s’en débarrasser, il n’hésita pas à avoir recours à la magie, à l’envoûtement, et pour cela il s’attaqua, à leurs doubles. Tous les détails de cette invraisemblable affaire ont été publiés d’après les documents authentiques par le chanoine Albe, de Cahors. Donc l’évêque de Cahors fit fabriquer par un juif de Toulouse deux petites poupées en cire, revêtues l’une des ornements pontificaux, l’autre du chapeau et du manteau cardinalices, et pour renforcer l’identité de ces doubles avec les personnages visés, on les fit baptiser et confirmer aux noms de ces derniers, dans la chapelle de l’évêque de Toulouse, fait qui jette un jour singulier sur la mentalité de ces membres du haut clergé de cette époque. Après quoi, ayant proféré des formules magiques, ou se mêlaient prières et blasphèmes, en français, latin et hébreu, l’évêque, armé d’un stylet d’argent, en perça de plusieurs coups ces poupées de cire, en disant: « Que le pape. Jean XXII et pas un autre, meure ».
Or il advint que peu après, le cardinal d’Avigon mourut subitement, mais le pape résistait. C’est, pensèrent les conjurés, que les rites n’ont pas été accomplis scrupuleusement. Il convient eu effet de bien souligner en passant, la différence essentielle qui existe entre la religion et la magie. Dans la religion le croyant demande par ses prières à l’Etre suprême, à Dieu, de lui donner telle ou telle chose, que celui-ci est libre d’accorder ou de refuser. Dans la magie, au contraire, il est forcé d’obéir aux rites régulièrement exécutés. Si l’impénétrant n’obtient pas ce qu’il demande c’est, pense-t-il, qu’il a mal rempli les cérémonies nécessaires, et il n’y a qu’à recommencer. C’est ce que fit l’évêque de Cahors, mais il avait des complices, l’affaire s’ébruita, la police s’en mêla. Un premier procès canonique s’ouvrit, qui destitua et dégrada l’évêque. Il fut alors livré à l’autorité judiciaire, qui ne, plaisantait pas en pareille matière. Condamné à mort avec ses complices, l’évêque fut brûlé en place publique en Avignon.

En arrivant aux temps modernes, il y a eu des affaires d’envoûtement [p. 208] célèbres. Il suffit de rappeler Catherine de Médicis et la marquise de Montespan.
Enfin de nos jours mêmes, cette croyance subsiste plus ancrée dans le peuple qu’on ne le croit. Je rappellerai un souvenir de mon enfance à Toulouse. Une nuit à minuit sonnant, heure favorable à toute œuvre magique, on surprit la cuisinière de mes parents se livrant à des incantations, avec cierges et eau bénite, crucifix retourné, et criblant de coups de lardoir un cœur de veau, représentant l’infidèle qui l’avait abandonnée et dont elle pensait se venger en le faisant souffrir ainsi, sur les conseils d’une gitane.
Il y a quelques années, dans un cimetière de Paris, on trouva un cœur de veau rempli de cheveux de femme et tout piqué d’épingles comme une pelote. Seule l’idée d’envoûtement pouvait expliquer cette étrange trouvaille.
Chez les peuples primitifs actuels, l’entrée en guerre et le départ pour la chasse n’ont lieu qu’après que des cérémonies scrupuleusement réglées ont assuré le succès de ces expéditions. Dans ses livres sur la magie primitive, Lévy-Bruhl a accumulé des exemples significatifs recueillis aussi bien chez les Esquimaux et les Peaux-rouges que chez les Océaniens et les nègres de l’Afrique. Partout il faut s’assurer d’abord de la possession du double et lui faire subir le dommage qu’on veut que l’objet lui-même subisse.
Le savant allemand Frobenius, dans son livre Das Unbekannte Afrika a raconté un épisode caractéristique qui me servira d’exemple pour expliquer l’art préhistorique. Frobenius dit un jour au Pygmée qui l’accompagnait à la chasse: « Partons dans la brousse pour tuer une antilope ». « C’est impossible aujourd’hui, répondit le noir, nous ne tuerions rien, nous n’avons pas fait les cérémonies nécessaires, nous irons demain ». C’est en vain que Frobenius demande à assister à ces cérémonies. Mais se dissimulant et guettant son chasseur, il le vit monter sur une colline, dessiner sur le sol une antilope, et au moment où le dernier rayon du soleil disparaissait à l’horizon, ayant bandé son arc, lancer une flèche qui s’implanta dans le cou de l’animal. La chasse fut heureuse. Remontant alors sur la colline, le Pygmée arracha la flèche et versa quelques gouttes du sang de l’antilope tuée dans la blessure figurée, afin de calmer l’ « esprit antilope ».

Chez les Moïs, en Indochine, on trace sur un arbre une silhouette d’animal et on la perce de coups avant de partir pour la chasse. Chez les indigènes d’Australie on dessine sur le sol l’image d’un Kangouroo et les chasseurs le lardent avec leurs sagaies. Je pourrais citer bien d’autres exemples qui montrent qu’à la base de tout rite de chasse, il y a la représentation de l’animal qu’on veut tuer. Par cette figuration on s’assure la possession du « double » et par suite de l’animal même.
[p. 209]

C’est certainement pour obéir à cette même idée que les hommes de l’âge du renne ont reproduit sur les parois des cavernes les animaux qu’ils désiraient tuer. Lorsque les découvertes alors peu nombreuses n’avaient fourni que des silhouettes de bisons, rennes, chevaux et mammouths, tous animaux comestibles, Salomon Reinach avait vu dans cette exclusivité une preuve de la raison d’être utilitaire et magique de l’art préhistorique. Les magdaléniens, croyait-il, voulaient s’assurer par la magie le gibier quotidien nécessaire à leur subsistance. Depuis lors des images d’ours et de félins ont été trouvées sans que cela doive détruire notre hypothèse, car la chasse a non seulement pour but de se procurer de la nourriture, mais encore de se débarrasser de voisins gênants et dangereux comme les félins et tous les fauves.


Grotte d’Altamira (Espagne).

Les partisans de la théorie de « l’art pour l’art », voulant tourner en ridicule notre hypothèse, disent que l’on explique mal l’homme préhistorique, ayant décidé d’inventer le dessin afin de posséder ainsi le « double » des animaux. Jamais nous n’avons émis une proposition aussi absurde, et pour bien résoudre le problème il convient de chercher à comprendre comment l’art a pu prendre naissance. Evidemment il a fallu tout d’abord que l’homme se soit rendu compte qu’il pouvait représenter un animal, avant d’avoir l’idée qu’il se servirait de cette faculté, pour se rendre maître de cet animal. La sentence scolastique est parfaitement juste: « Non est in intellectu quod non fuerit primum in sensu ». L’intelligence ne peut s’exercer que sur ce qui lui a été transmis d’abord par les sens.

Qu’on ne nous fasse pas dire que l’art a tiré son origine de la magie. Non, nous admettons fort bien que l’art a dû, en puissance, être antérieur à la magie; mais une fois que l’homme eut pris conscience de ce pouvoir évocateur et même créateur, la magie a été le soutien, la base essentielle de l’art. Celui-ci s’est développé grâce à elle. D’autant plus que la nécessité de la ressemblance de plus en plus parfaite s’est affirmée et a amené l’artiste à s’appliquer de plus en plus à reproduire exactement l’allure de l’animal qu’il voulait envoûter.

II

Mais comment l’homme primitif s’est-il rendu compte qu’il pouvait dessiner? La légende grecque d’après laquelle un amoureux aurait entouré d’un trait l’ombre de sa bien-aimée se profilant sur un mur peut bien avoir sa part poétique de vérité.

Pénétrons donc avec notre homme préhistorique dans les couloirs mystérieux d’une caverne. La lampe fumeuse éclaire mal sa marche incertaine autour des blocs éboulés, derrière lesquels il peut s’attendre à voir surgir tout à coup une hyène et surtout le terrible [p. 210] ours des cavernes. Et voici, justement, un bloc de rocher qui en présente la silhouette. Il s’arrête un instant, saisi de crainte, avant qu’un examen plus attentif lui ait permis de se rendre compte de son erreur. Plus loin une arête de pierre a la forme d’un dos de bison. Il sait bien que ce lourd animal des plaines n’a pu pénétrer dans cette grotte, mais qui sait si ce n’est pas son « double » qui, après la mort de quelque vieux mâle ne serait pas venu s’y réfugier ? Rassuré, il se complait un instant à examiner de plus près ces formes étranges. Il y manque si peu de choses pour que ce soit une image exacte dont il sera alors le maître.

Il lui vient alors l’idée de compléter l’image et d’un coup de silex il délimite le ventre resté imprécis. D’un point, il fait un œil à une vague tête, qui alors prend vie, ou bien il ajoute une corne qui manque. C’est ce que nous appelons « l’utilisation des formes naturelles ».

L’homme a, ainsi corrigé et complété des jeux de la nature. Nous en avons de très fréquents exemples dans l’art préhistorique. A Niaux, un trou éclairé d’une certaine façon représente une tête de cervidé vue de face; avec deux bois dessinés à droite et à gauche, l’illusion est complétée. Ailleurs des stalactites affectent la forme d’une croupe et des pattes de derrière d’un cheval; on n’a eu qu’à dessiner un dos, une encolure, un avant-train et l’animal complet est représenté.

L’homme a ainsi pris connaissance peu à peu de son pouvoir de réalisation, et après avoir commencé par utiliser des formes naturelles, il est arrivé à créer de toutes pièces ce qu’il voulait représenter.

Quelle est la forme d’art qui la première est arrivée à son plein développement, la sculpture ou le dessin ? Des auteurs ont prétendu que la sculpture, c’est-à-dire la représentation d’un objet sous ses trois dimensions, étant la plus exacte et la plus près de la nature, devait avoir eu le pas sur la représentation à deux dimensions qui exige une certaine éducation des sens. Piette était de cet avis et donnait à la sculpture l’antériorité dès l’époque aurignacienne.
On a cependant des dessins de cette période, moins parfaits comme technique, il est vrai, que ces statuettes appelées par dérision des Vénus, trouvées à Brassempouy, Willendorf, Gimaldi, technique, et, en dernière lieu, Gagarino, sur le Don. Mais il semble bien que ces deux formes d’art se sont développées parallèlement pour arriver à leur apogée à l’époque magdalénienne.

Une constatation qui s’impose lorsqu’on visite une grotte ornée, et qui s’oppose absolument à l’idée que ces dessins et peintures aient été faits dans un but décoratif et pour le plaisir des yeux, est la superposition destructive des dessins les uns sur les autres sur certaines parois. Nous avons déjà signalé la localisation de ces œuvres d’art dans les recoins mystérieux au fond des grottes. Il convient de [p. 211]remarquer que parfois elles sont accumulées seulement sur certains panneaux qui semblent avoir été en quelque sorte consacrés, alors que des parois voisines sont restées absolument vierges. Sur les premières les animaux s’enchevêtrent les uns sur les autres, parfois en un tel fouillis de traits qu’il est très difficile de retrouver et de séparer leurs contours. Même dans les œuvres de grande allure, comme les chevaux de Cap Blanc, on a détruit, par exemple, un cheval pour sculpter dans une partie de sa masse, un bison. De même à Isturitz un grand renne a été saccagé, pour y superposer d’autres animaux. Lorsqu’il s’agit de dessins, aux Trois Frères, ces superpositions sont devenues parfois indéchiffrables.

Une seule explication me paraît plausible. C’est que une seule l’exécution du dessin ou de la sculpture importait. La représentation de l’animal était un acte qui valait par lui-même. Une fois que cet acte était accompli, le résultat immédiat et matériel de cet acte, le dessin n’avait plus aucune importance. On s’en désintéressait d’une façon absolue. On attendait seulement le résultat médiat et futur. Lorsque plus tard il était nécessaire de se livrer à une nouvelle opération d’envoûtement, comme ce panneau était considéré sans doute, comme jouissant de vertus particulières, d’un pouvoir spécial, on venait y représenter de nouveaux animaux sans se préoccuper le moins du monde de ce qui avait été fait précédemment.

Dans plusieurs de nos grottes nous avons parfois des animaux qui ont été retouchés. A Altamira, un sanglier a quatre paires de pattes. Aux Trois Frères, un félin a eu la tête refaite trois fois et la queue deux. Si nous nous rapportons à ce qui se passe chez certaines peuplades sauvages, l’explication est la suivante: il faut pour chaque acte d’envoûtement une figuration nouvelle. On ne peut se servir d’un passe-partout, si l’on peut dire. Il faut qu’au moins une particularité importante différencie nettement ce simulacre et lui donne une personnalité nouvelle. Si par suite de la loi du moindre effort, qui, étant humaine, a dû exister déjà dans ces temps lointains, l’artiste hésitait à refaire en entier une gravure aussi importante que ce félin, il s’est contenté de refaire et de changer sa tête et sa queue. Et ainsi il pensait avoir déjà sur lui un commencement d’empire et de pouvoir. Mais des particularités relevées sur certaines figurations animales, surtout dans les grottes pyrénéennes, nous permettent de pousser plus loin nos hypothèses, et j’estime que nous y trouvons la preuve irréfutable de l’idée magique.

A Niaux, au Tuc d’Audoubert, aux Trois Frères et dans d’autres grottes, sur la presque totalité des dessins et peintures nous voyons des flèches dessinées sur les flancs des animaux, ou bien des taches semblant indiquer des blessures. Parfois aussi ce signe mystérieux appelé « claviforme », de « clava » massue, les domine. A Montespan un grossier modelage de félin est appuyé contre la paroi.
[p. 212] Une partie de la masse d’argile est éboulée, mais l’avant-train persiste, sur le poitrail et à l’épaule se voient toute une série de trous, en partie recouverts par de la stalagmite, qui garantit leur ancienneté. On sait qu’un crâne de jeune ours des cavernes a été trouvé entre les pattes du modelage d’un ourson sans tête et qu’à la section du cou Breuil et moi avons relevé la trace de la cheville de bois à laquelle avait été suspendue la tête de l’animal. La croupe du modelage semble avoir été frottée par quelque chose d’à la fois souple et solide comme la peau d’un ours. Toute la statue est lardée de coups. Félin et ourson ont dû servir à des cérémonies d’envoûtement, et ces modelages n’ont été faits que dans ce but.

Le « Sorcier » ou « Dieu Cornu » de la Grotte des Trois-Frères.

Une question vient naturellement à l’esprit, à laquelle il convient de répondre. Quel était l’auteur de tous ces dessins, et quel rôle jouait-il dans la tribu ? Avec notre théorie de l’art magique la réponse à ces deux questions est toute simple. L’artiste devait être le sorcier de la tribu, et comme tel il jouissait d’une influence prépondérante. Certains dessins de la caverne des Trois Frères nous permettent de nous l’imaginer. Le plus célèbre est une figuration humaine fort étrange, gravée et peinte, à 3 m. 50 au-dessus du sol, sur une paroi, où il domine toute la salle, dont les murs sont couverts de dessins. Fortement incliné en avant, les bras ballants, il semble danser. Il est masqué. Il porte une longue barbe sans doute postiche, car elle est très soignée et lisse comme une queue de cheval. Il a des yeux ronds, des oreilles de loup ou de renard et une ramure de cerf sur la tête. Les bras semblent enfermés dans des pattes d’ours ou de lion, une queue de cheval dont le bout se termine en houppette, est fichée au bas de son dos. Deux autres dessins plus petits nous montrent des hommes ayant également sur la tête des massacres de bisons dont la peau leur couvre le dos. Ce travestissement rappelle à s’y méprendre celui des sorciers ou shamans du nord de l’Amérique et de la Sibérie. On sait que ceux-ci revêtent les attributs caractéristiques de certains animaux, dont ils estiment ainsi prendre la puissance et les différentes qualités: prudence du renard, force de l’ours, rapidité du cerf, etc.

Le « Sorcier » ou « Dieu Cornu » de la Grotte des Trois-Frères.

L’influence de ce sorcier devait être plus grande que celle du chef. Or sa principale qualité devait être, nous le voyons, d’être un bon artiste; et cela nous amène à cette constatation que d’aucuns trouveront paradoxale: à cette époque où l’on est tenté de croire que la force primait tout, c’était un artiste, donc un intellectuel, qui était celui auquel les chefs mêmes obéissaient.

Maintenant que nous connaissons l’artiste sorcier, revenons à l’ourson de la caverne de Montespan. Il nous est facile de reconstituer ce qui a dû se dérouler. A la veille de la chasse décidée pour se débarrasser de quelques ours, devenu un danger public pour la tribu, le sorcier en a réuni les chasseurs et est venu avec eux au fond [p. 213] de cette grotte mystérieuse qui est son antre. Sur cette espèce de mannequin de terre, il a étendu la peau d’un autre ours et en a fixé la tête par une cheville sur le cou. Après des danses et des incantations dont les descriptions de Catlin, à propos des cérémonies des Peaux-rouges partant pour la chasse aux bisons peuvent nous donner un aperçu, les chasseurs ont lardé l’animal de coups de sagaie, comme faisaient d’ailleurs les chasseurs de kangourous ou les Pygmées de Frobenius, dont j’ai raconté l’histoire plus haut. Il dut en être de même pour le félin de cette même grotte de Montespan. Mais je pense qu’il devait y avoir des cérémonies plus intimes ; si l’ampleur des galeries de la difficile grotte de Montespan, permet de supposer la présence d’un certain nombre de personnes, l’étroitesse des galeries d’autres grottes s’y oppose absolument. Le sorcier devait alors opérer seul ou presque. Il dessinait l’animal, bison, renne ou cheval dont la chasse était en vue, et sans doute avec des incantations et objurgations appropriées, il lui dessinait sur le flanc ou l’épaule le trait qui devait le tuer. Certains nous montrent même que le choix de l’emplacement du dessin était parfois déterminé par des circonstances exceptionnelles. Au Tuc d’Audoubert un très bel avant-train de bison est gravé avec soin. Au défaut de l’épaule trois longues flèches sont dessinées; elles aboutissent à des trous naturels de la roche qui simulent des blessures, et qui ont conditionné l’établissement du dessin. A Niaux, sur l’argile même, un bison a été dessiné au doigt, à côté de trois petits trous creusés par des gouttes d’eau ayant suinté jadis de la voûte et y ayant formé de petites cupules de stalagmite.

Dans un certain nombre de grottes on a trouvé des signes ayant en quelque sorte la forme d’une hutte, et qu’on a appelés pour cela « tectiforme ». Pour moi, j’estime que ce sont des pièges. A Font-de-Gaumes un mammouth semble piétiner un de ces tectiformes dont le pilier central est brisé, ce qui ne s’explique bien que par la chute de cet animal dans une fosse, seul moyen de chasse qu’on peut supposer pour un animal d’une pareille puissance, en présence des pauvres armes de pierre et d’os de l’homme de cette époque. A Montespan, on ne peut interpréter que par une chasse de chevaux poussée par des rabatteurs à coups de pierres et de traits dans une palissade aboutissant à un piège, un dessin assez grossier sur une paroi d’argile où on voit des chevaux derrière une série de traits verticaux. A Niaux se trouve un dessin analogue.

On a remarqué que parfois dans certains dessins, la tête n’était pas faite, d’autres fois les yeux, les oreilles ou les cornes n’étaient pas dessinés. Un papyrus égyptien nous donne, par analogie, l’explication de ces omissions volontaires. C’est un traité d’envoûtement. Il indique comment on peut rendre inoffensif un animal dangereux. On le dessine en supprimant la partie dangereuse [p. 214] de son corps, par exemple pour le serpent, sa tête, pour le scorpion, sa queue. Quel était le premier danger pour un magdalénien partant pour la chasse ? C’est que le gibier ne s’aperçoive de son approche en l’entendant ou en le voyant venir. Qu’un pouvoir magique supprime l’ouïe ou la vue de l’animal chassé et l’homme pourra s’approcher de lui à une distance utile, c’est pourquoi dans ces dessins de la grotte, l’artiste aura supprimé oreilles et yeux de l’animal chassé. Il lui aura enlevé ses premières défenses.

Je n’ai pas besoin de tirer la conclusion de tous ces faits. De vous-mêmes, je le pense, vous aurez dit: tout cela c’est de la magie de la chasse, et vous aurez eu raison. C’est ce que j’appelle la magie de la destruction.

Mais l’homme des cavernes n’était pas le sauvage à peine dégrossi que l’on se plaît souvent à supposer. Quand on cherche à étudier son genre de vie, qu’on se rend compte des difficultés de son existence et de la façon dont il a eu les surmonter, on se fait de lui une toute autre idée bien plus favorable. Cet homme raisonnait et nul doute qu’il ne se soit dit: « C’est bien de tuer le gibier, mais pour le tuer il faut qu’il y en ait en abondance. Pourquoi donc ne favoriserions-nous pas sa reproduction par des cérémonies magiques, comme nous facilitions sa mort sous nos coups par nos incantations ? « Je suis persuadé que ce raisonnement a été tenu et ce projet mis à exécution, car cette même mentalité nous la retrouvons chez les peuples primitifs actuels, en particulier chez les Australiens. Spencer et Gillen nous en citent un certain nombre d’exemples fort curieux. Une des bases principales de la nourriture de ces peuples est l’émeu, grand oiseau coureur du genre du nandou, qui vit dans les grandes prairies. Dans l’espoir de favoriser la propagation de l’espèce, les naturels du pays se livrent au printemps, à l’époque de la pariade, à une cérémonie magique appelée « ititchieuma ». On dessine sur le sol l’image de l’oiseau, on l’entoure de caillou ronds qui sont censés représenter ses œufs, et toute la tribu, en costume de fête, c’est-à-dire le corps nu mais couvert de peinture, entoure ce simulacre. On ne le perce pas de coups de sagaie, comme nous l’avons vu faire lorsqu’il s’agit de la magie de destruction, mais au contraire on semble l’entourer de sollicitude, et par des chants louangeurs et des danses, on veut obliger l’esprit émeu à être fécond.

Grotte de Labastide. Cheval polychrome.

Nous avons tout lieu de croire que des cérémonies semblables ont eu lieu aux temps préhistoriques. Sans doute l’écho des chants n’est pas venu jusqu’à nous. Mais le sol a conservé quelques empreintes que, sans trop de témérité, nous pouvons considérer comme nous transmettant le souvenir de quelques danses rituelles.

Si étrange que cela puisse paraître à première vue, la conservation après tant de millénaires de ces empreintes de pieds humains que nous avons relevées dans la galerie supérieure du Tuc d’Audoubert, [p. 215] leur authenticité et leur ancienneté ne peuvent être mises en doute. Cette partie de la grotte était fermée par d’épaisses colonnes de stalagmite, et nous avons dû briser ces piliers pour pénétrer dans cette partie de la grotte, qui était en quelque sorte mise sous scellés de calcaire depuis des siècles et des siècles. L’argile du sol était tellement fine que les pieds nus des hommes s’y sont imprimés avec tant de netteté qu’on peut parfois à la loupe reconnaître les papilles de la peau, et enfin avec le temps une légère couche de stalagmite s’est formée sur l’argile comme pour la protéger et en garantir l’ancienneté. Je n’ai pas besoin de dire avec quel soin jaloux nous conservons ces précieuses reliques, et on concevra avec quelle émotion nous les avons vues dès le premier jour de la découverte de la grotte. On rappelle souvent Mariette relevant des traces de pas sur la poussière du Sérapoeum. Combien plus anciennes sont celles que nous avons relevées dans une salle basse du Tuc d’Audoubert, près du groupe des bisons d’argile. Une mince couche, une pellicule de stalagmite a recouvert une série d’empreintes de talons fortement imprimés dans le sol. Il n’y a absolument que des talons, dont l’inclinaison indique une manière de marcher peu usuelle et peu commode. Il y a donc là quelque chose de voulu, et comme ces traces de talons jalonnent nettement cinq pistes différentes, il y a tout lieu de penser que cette marche était dirigée, commandée, indiquant une sorte de danse rituelle. Or ces talons sont ceux de jeunes gens de treize à quatorze ans, au moment de la puberté, et cinq boudins d’argile de forme phallique, déposés dans un coin, éveillent l’idée de ces cérémonies d’initiation si fréquentes chez les primitifs. Tout à côté se dresse le groupe des bisons d’argile, le mâle et la femelle. Ils sont intacts. Leurs corps ne sont pas lardés de coups comme les modelages de Montespan, mais leur ensemble évoque l’idée de fécondation. D’autres œuvres d’art sont même parfois d’un réalisme plus grand, comme un groupe de la frise du Roc représentant nettement une saillie. Mais nombreuses sont les figurations de deux animaux, mâle et femelle, côte à côte ou se suivant, et cela est d’autant plus remarquable qu’il est bien rare que l’artiste préhistorique ait associé des animaux de façon à former une scène. On ne trouve d’exception que s’il s’agit de jeunes placés sur le corps de femelles. A-t-on voulu figurer le petit suivant sa mère ou bien le petit encore dans le ventre de sa mère? Je préfère cette dernière hypothèse, en faisant remarquer qu’un grand nombre de figurations chevalines ont un très gros ventre et représentent sans conteste des juments pleines.

Ne faut-il pas faire remonter à l’espèce humaine et à l’époque aurignacienne cette idée de magie de la fécondité? Les nombreuses statuettes de cette période le feraient supposer. Généralement, plus de neuf fois sur dix, ce sont des femmes. Quoique, par dérision, on [p. 216] leur ait donné le nom de Vénus, elles sont horribles, obèses, stéatomères, parfois stéatopyges, avec de gros seins pendants comme des outres, des ventres énormes. Les dernières trouvées à Gagarino, en Russie, sont nettement des femmes enceintes. D’autres détails indiquent qu’on a surtout voulu représenter dans la femme son rôle de reproductrice et de mère.

Dans ce qui précède, je ne me suis occupé que de l’art rupestre, laissant résolument de côté l’art pourtant si abondant et si remarquable qui s’est exercé sur les objets mobiliers : propulseurs, bâtons troués, amulettes, gravures sur os et sur pierre. Là aussi l’intention magique se retrouve, mais il faut avouer qu’elle s’y manifeste d’une façon moins sensible. Sans doute fréquents sont les animaux percés de flèches, les mâles suivant les femelles, mais le goût de la décoration y prend parfois une importance qu’on ne saurait nier. Le problème est donc beaucoup plus complexe.

Toulouse, Université.

Bégouën




Les Eyzies-de-Tayac, en Dordogne,


Source : http://www.histoiredelafolie.fr/


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire